6
Il y avait déjà eu des accidents mortels pendant les missions du Rockhopper et ce ne serait certainement pas le dernier, mais la vie n’allait pas forcément reprendre tout de suite son cours normal. Certes, Bella avait déjà vu son équipage se remettre au travail un jour ou deux seulement après un décès, mais, parfois, il leur fallait plus de temps. Et la longueur du processus de deuil n’avait jamais grand-chose à voir avec la popularité du membre d’équipage décédé, ni avec les circonstances du décès. Des forces plus subtiles étaient en jeu, des forces sur lesquelles Bella n’avait aucun contrôle.
Elle s’en accommoda à sa façon. D’accord, l’état de Takahashi était sujet à caution, mais au fond de son cœur Bella n’en restait pas moins persuadée que sa mort était irréversible. Elle se comporta donc en conséquence. Elle rédigea des lettres de condoléances en s’efforçant de trouver le bon équilibre entre respect formel et touche personnelle. Ce fut plus facile qu’après certains autres décès. Mike n’ayant pas de famille, ces lettres étaient destinées à des parents éloignés ou à des amis.
Parfois, Bella se demandait à qui on écrirait si elle disparaissait un jour. Elle avait déjà reçu ce genre de message, elle savait ce que c’était. Au lieu de l’appel lui annonçant la date du retour de Garrison sur Terre, elle avait appris que sa navette s’était éparpillée sur une bonne moitié de Sinai Planum à la suite d’une panne d’aérofrein, alors qu’il revenait de Deimos, sur Mars.
Ce treize de malheur ! La date de l’accident s’était gravée dans son cerveau : le 13 mars 2036.
Tout le monde la croyait frigide parce qu’elle n’avait pas de partenaire ; à leurs yeux, la froideur qu’elle était obligée d’afficher quand elle prenait certaines décisions en était manifestement la preuve. Ceux qui la comprenaient se comptaient sur les doigts de la main : Svetlana, Chisholm, Axford, Parry… Et même eux ne savaient pas tout. Même Svieta ne savait rien de la dispute – cette interminable dispute étirée par l’effroyable décalage entre la Terre et Mars – qui l’avait opposée à Garrison juste avant son départ pour sa dernière mission. Si seulement ils s’étaient réconciliés avant de couper la communication… Il serait mort quand même, certes, mais Bella n’aurait pas continué sa vie avec ce sentiment malsain d’inachevé, comme si cette désagréable conversation attendait toujours sa conclusion, quelque part dans l’espace, entre la Terre et Mars.
Bella s’efforça de ne plus y penser. Elle refusait de s’enfoncer plus avant dans la spirale empoisonnée de ses réflexions. Rien ne pourrait défaire ce qui était arrivé, mais chaque fois qu’elle croyait avoir réglé la question, chaque fois qu’elle s’imaginait prête à tourner la page sans se mettre en péril, la mort de Garrison revenait la hanter. Et ce serait sans doute le cas jusqu’à la fin de ses jours, il fallait qu’elle s’y fasse. Par moments, en se plongeant dans le travail et les responsabilités, elle parvenait à oublier le passé ; ces jours-là, elle pensait davantage à ce qui pouvait advenir qu’à ce qui était arrivé.
Ce n’était pas le cas, en ce moment.
Bella venait de terminer les lettres aux parents éloignés de Takahashi quand elle reçut un message de la DeepShaft. Il s’agissait des réponses aux questions de Svetlana concernant la pression dans les réservoirs. Avec la mort de Mike Takahashi, Bella avait complètement oublié cette histoire. Elle survola le document, puis appela son amie et lui expliqua que ce rapport lui paraissait très complet, donc à même d’apaiser ses inquiétudes.
— Quelles inquiétudes ? s’étonna Svetlana.
— Je te le transmets sur ton flexi. Les notes de synthèse me semblent plutôt convaincantes.
— Plutôt convaincantes, tu dis ? Quel soulagement ! ricana Svetlana.
— Il n’y a aucun mystère, tu verras. Les capteurs et le logiciel sont effectivement configurés pour effacer toute hausse de pression brutale, fût-elle causée par la collision avec une catapulte. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter. C’est une bonne nouvelle, non ?
— Ah bon, tu es sûre ? Il n’y a aucune raison de s’inquiéter ?
— Ils ont effectué des simulations prouvant que ce genre d’impact ne peut entraîner aucune fatigue structurelle dans les réservoirs.
— Tous les impacts quels qu’ils soient provoquent forcément une fatigue structurelle, même légère.
— Mais ce n’est pas très grave.
— Je ne suis toujours pas satisfaite, Bella.
— Je ne te demande pas de l’être, je veux juste que tu arrêtes de te ronger les sangs pour cet incident isolé. Nous avons surestimé ses effets éventuels, voyons ! Tu as l’air convaincue que quelqu’un nous cache quelque chose !
— Tu peux me traiter de cynique, mais tu crois vraiment que la DeepShaft sauterait de joie si nous repartions maintenant vers la Terre ?
— Mais enfin, eux aussi, ils veulent que ce vaisseau rentre en un seul morceau !
— Oui, après la mission Janus.
— Svieta…
Bella renonça et leva des yeux exaspérés au plafond.
— Je devrais pourtant te connaître, après tout ce temps…
— Ah oui, ça c’est sûr !
Svetlana suivit Parry dans le sas, puis sur la vertigineuse tour de l’armature centrale. Vu comme ça, tout en bas, le moteur semblait horriblement lointain, beaucoup plus que lorsque le vaisseau dérivait. Parry fixa un bout de son câble à l’armature et l’autre à la combinaison de Svetlana. Ensuite, pour descendre, elle emprunta l’échelle qui courait parallèlement à la voie réservée aux voiturettes. Au début, chaque échelon franchi lui coûta un élancement atroce dans la poitrine, mais au bout d’un moment elle trouva la meilleure façon de se déplacer en allégeant la douleur que lui causait sa côte abîmée.
Cent mètres plus bas, elle s’arrêta, s’arrima et attendit que Parry la rejoigne. Puis il patienta pendant qu’elle descendait les cent mètres suivants, et ainsi de suite. À mi-chemin, une équipe travaillait à réparer la voie, avec l’aide de robots et d’instruments de découpe scintillants. Au passage de Svetlana et Parry, ils leur adressèrent un petit signe de main pour leur signaler qu’ils les avaient vus, puis reprirent leur tâche, à la grande surprise de la jeune femme, qui pensait susciter davantage de curiosité.
Parry et Svetlana poursuivirent leur descente jusqu’aux réservoirs, passèrent non loin de l’endroit où Takahashi avait trouvé la mort, puis franchirent le sas indestructible ouvrant sur l’environnement pressurisé de la salle de contrôle.
Une fois en sécurité à l’intérieur, tous deux déverrouillèrent leurs casques et relevèrent leurs visières. Leur haleine s’échappait en nuages blancs. Personne n’était venu dans la salle de contrôle depuis l’accident des catapultes, et le système de sécurité avait réagi en baissant la température de la pièce. Les parois vertes incurvées étaient criblées d’écrans, de claviers, de lunettes évoquant des télescopes et de hublots noirs. On avait collé au mur des pages de listing gainées de plastique et annotées de corrections gribouillées au feutre, des consignes de sécurité et des dessins d’un goût douteux, dont l’un représentait un savant à l’air nerveux travaillant sur une sorte de bombe atomique, tandis que son collègue s’approchait furtivement par-derrière pour l’effrayer en faisant éclater un énorme sac en papier.
Celui-là, Svetlana l’arracha de la paroi et le fourra en boule dans sa poche. En ce moment, ce genre d’humour ne la faisait pas rire.
— Bon, ici, nous pouvons parler. J’ai désactivé la webcam.
— Oh, la vilaine !
— Pas du tout. La catapulte a sectionné des câbles optiques tout le long de l’axe. Nous avons perdu pas mal de largeur de bande, et je ne fais que m’assurer que nous ne gaspillons pas ce qu’il nous reste.
— Ça m’étonnerait que cette caméra-ci entame beaucoup la largeur de bande… Mais je ne vais pas chipoter, hein !
— C’est très sensé de ta part, dit Svetlana en tirant son flexi d’une poche située au bas de son sac de poitrine. Bon, tu vas rester ici à me souffler dans le cou, ou bien tu comptes te trouver une occupation dehors pendant la prochaine demi-heure ?
— Comme quoi, par exemple ?
— Je ne sais pas, moi. Écouter un peu de Howling Wolf ? Regarder défiler les étoiles ? Ce que tu veux…
— Si ça ne t’ennuie pas, je vais rester pour te garder à l’œil.
— Je n’ai pas du tout l’intention de m’attirer des ennuis.
— Tu as déjà des ennuis. Et moi aussi, si jamais Bella découvre que j’ai imité la signature d’Ash sur le formulaire d’attribution des combinaisons.
— Ash me devait un service. Quand il reprendra son poste, je lui rappellerai que je ne l’ai pas cité dans le rapport, après cette petite panne tout près de la comète. Il n’a pas intérêt à la ramener !
— Tu pourrais donner des leçons de machiavélisme à Machiavel lui-même.
Svetlana dévissa ses gants et les suspendit à sa ceinture pour pouvoir travailler sur le flexi à mains nues. Sa visière l’avertirait si elle oubliait de les remettre pour sortir du sas. Elle activa le flexi et survola les pages annotées et truffées de données se rapportant à la pression du carburant. Puis elle se dirigea vers l’une des parois surchargées d’instruments et en tira une fibre optique.
— Tu vas me dire à quoi ça rime, tout ça ? Parce que là, j’ai l’impression qu’on sort de la routine ! lui lança Parry, les bras croisés sur la poitrine.
Svetlana brancha la fibre optique à un port situé sous le flexi et téléchargea de nouvelles données.
— La routine, on l’a balancée par-dessus bord quand on a poussé le moteur à un demi-g.
— C’est à propos du vaisseau ? Tu as peur qu’il se disloque ?
— Pas du tout, mais j’ai un doute, une impression désagréable dont je n’arrive pas à me défaire.
— Et cette impression, c’est ?
— Que quelqu’un se fout de nous.
En attendant que son flexi en termine avec le chargement des données et lui prouve qu’elle se trompait, elle ferma les yeux.
— J’ai commencé à m’inquiéter quand je me suis dit que les réservoirs de carburant avaient peut-être été affectés par le choc.
— Normal, après ce qui est arrivé.
— Donc, j’ai vérifié. Quand j’étais à l’infirmerie, j’ai étudié toutes les données sur mon flexi, et j’ai cherché s’il y avait eu des anomalies dans l’heure qui a suivi l’incident.
— Et tu en as trouvé ?
— Non. Pas la moindre. Comme si cet incident n’avait jamais eu lieu.
— D’accord. Il y a forcément une explication à cette absence de preuves…
Le flexi émit un petit bip : le téléchargement des données de la salle de contrôle était terminé. Svetlana débrancha la fibre optique et la laissa se rembobiner dans la paroi.
— J’y ai longuement réfléchi, reprit-elle gravement. Et j’ai mis les mains dans le cambouis, aussi. Je ne parviens toujours pas à m’expliquer qu’un pic de pression puisse se produire sans apparaître dans les relevés.
— Tu en as parlé à Bella ?
— Bien sûr. Elle a trouvé cela très bizarre, mais en a conclu qu’il y avait forcément une explication.
— Que tu n’as pas encore découverte.
— Bella a envoyé un message au QG pour leur faire part de nos interrogations. Nous venons de recevoir la réponse.
— Et ?
— Disons-le tout net, il y a quelque chose qui déconne.
— Tu veux dire qu’ils ne comprennent pas non plus ce qui s’est passé, mais qu’ils veulent étouffer ça dans l’œuf ? hasarda Parry, l’air inquiet.
— Exactement, et j’ai la déplaisante impression que s’ils agissent ainsi, c’est parce qu’ils ne veulent pas que nous découvrions autre chose. Parce que si j’ai raison, toute notre mission…
Avant de poursuivre, Svetlana prit le temps de visionner les nouveaux relevés chargés sur son flexi en les superposant à ceux qu’elle avait déjà analysés.
— J’espérais me tromper, mais manifestement, ce n’est pas le cas, reprit-elle d’un air sinistre.
— Mais enfin, que se passe-t-il ?
Elle inspira profondément, sentit l’air frais envahir ses poumons. Maintenant qu’elle avait découvert le nœud du problème, elle pouvait enfin donner libre cours à sa glorieuse paranoïa.
— On a truqué ces données ! s’exclama-t-elle en brandissant le flexi, le doigt pointé vers les courbes déjà annotées. Ces chiffres sont inventés de toutes pièces !
Parry ne lui demanda pas de répéter ses propos, et il ne la traita pas de folle. Elle lui en fut reconnaissante. Il se contenta d’opiner lentement en passant un doigt sur sa moustache, comme toujours quand il était embarrassé.
— Et tu penses que la compagnie est derrière tout ça ?
— C’est la seule explication logique !
Maintenant qu’elle avait exprimé tout haut ses soupçons, maintenant qu’elle les avait exposés à la lumière, elle se sentait comme libérée, et c’était formidable.
— Bon, explique-moi tout… en commençant par la façon dont ils s’y sont pris pour modifier ces chiffres.
— Rien de bien sorcier. Ils ont dû pirater les données du vaisseau pendant un téléchargement de logiciels, une mise à jour, une réparation de bug, n’importe quoi de ce genre. Les occasions sont innombrables.
— Ils ont réussi à les trafiquer en douce sous ton nez ?
— Aucune idée. Il existe peut-être un canal secret, une porte dérobée qui court-circuite le système d’identification. Ou alors, ils ont chargé un programme directement dans le système d’identification, histoire d’introduire un tas de trucs ni vu ni connu.
— J’espère que tu as des preuves irréfutables de ce que tu avances…
— J’en ai plein, répliqua-t-elle en lui passant le flexi.
Parry baissa les yeux vers l’écran.
— Je suis censé y comprendre quelque chose ?
— Je t’explique : j’ai comparé deux séries de données en les superposant. Elles devraient être identiques, mais elles ne le sont pas. Les courbes ne coïncident pas.
— L’une des séries est correcte, c’est ça ?
— Oui, celle que je viens de charger, acquiesça Svetlana d’un ton résolu. Ce sont les vrais relevés de pression des réservoirs de carburant, et le pépin de la catapulte y apparaît.
— Et l’autre courbe, c’est quoi ?
— Ce sont les données qui s’affichent quand on interroge ShipNet. Celles que voit Bella. Celles auxquelles elle croit.
Parry désigna l’endroit de l’impact.
— Comment se fait-il que cette courbe n’ait pas été trafiquée, elle aussi ?
— Je l’ai trouvée dans la mémoire-tampon où sont provisoirement stockées toutes les données pour éviter un ralentissement des systèmes informatiques du vaisseau. Ils ont réussi à écraser l’autre version, mais pas celle-ci. Ou alors, ils n’y ont pas pensé.
Parry lui rendit son flexi, et Svetlana comprit à l’expression de son compagnon qu’elle avait entamé ses certitudes. À présent, il fallait le convaincre définitivement. C’était loin d’être gagné.
— Mais pourquoi ? Je ne comprends toujours pas… Pourquoi falsifier ces chiffres ?
— La courbe des données réelles est plus basse que l’autre, ce qui indique une pression moins importante, autrement dit, moins de carburant dans les réservoirs.
— Et alors ?
— Et alors il ne nous en restait déjà plus beaucoup. Nous avions tout juste de quoi rattraper Janus, le pister pendant quelques jours et revenir dans notre système solaire.
— Et maintenant ?
— Je dois recommencer ces calculs à partir des données réelles, mais je crois que je connais déjà la réponse.
Il y eut un long silence. Svetlana regardait le visage confiant de Parry.
— Et c’est quoi, la réponse ?
— Nous n’aurons pas assez de carburant pour retourner sur Terre. C’est ça, ce qu’ils nous cachent. Ils veulent que nous rattrapions Janus et que nous fassions nos observations. Les données que nous leur transmettrons feront quand même la fortune de la DeepShaft.
— Et nous ?
— Du moment qu’ils reçoivent leurs données, ils peuvent se passer de nous.
Bella discutait avec le neuropérateur quand l’appel lui parvint. Avec ses grands yeux confiants, Thom Crabtree avait des airs de faon, mais Bella l’impressionnait et il n’arrivait pas à la regarder en face. Son regard restait obstinément braqué au-dessus de l’épaule du capitaine, comme s’il s’adressait à quelqu’un d’autre.
— J’ai l’impression que je ne sers pas à grand-chose.
— Que voulez-vous dire ?
— Je pourrais me rendre beaucoup plus utile. Sinon, pourquoi m’avoir engagé ?
— Je croyais qu’on avait déjà fait le tour du problème.
— Oui, mais rien n’a changé.
Bella jeta un coup d’œil à l’e-mail qu’elle venait d’ouvrir dans sa boîte d’envoi.
— J’ai demandé à Saul d’accélérer votre intégration. Je tiens beaucoup à ce que vous soyez pleinement opérationnel avant que nous rattrapions Janus. Dès que nous commencerons à déployer les robots, votre rôle deviendra crucial, j’en suis convaincue.
— Je l’espère.
— Alors, comment se passe-t-elle, cette intégration ? Vous êtes passé aux vraies machines ?
Crabtree remua sur sa chaise, mal à l’aise.
— Pas exactement. On utilise les virtuelles.
Autrement dit, il était encore en phase d’entraînement sur des machines simulées.
— La transition pose problème ?
— Oui… non… Ce n’est pas un problème technique, je veux dire. Saul…
Il se tortilla. Ses yeux se posaient partout, sauf sur le visage de Bella. Elle se sentait aussi mal à l’aise que lui. Elle ne prenait aucun plaisir à placer ce délicat jeune homme dans cette situation difficile, mais elle devait absolument entendre sa version des faits.
— Saul a stoppé les essais ?
— Oui, lui répondit-il à contrecœur. Nous somme retournés aux machines virtuelles.
Bella examina cette tête rasée de près, mais n’y trouva aucune trace de l’intervention chirurgicale que le jeune homme avait subie sur Terre. Personne ne pouvait deviner qu’il s’agissait d’un neuropérateur. De l’excellent travail. La DeepShaft avait investi des billions de dollars pour obtenir Crabtree et ses semblables. L’armée de microélectrodes intracrâniennes implantées chez ces individus formait un réseau d’une délicatesse exquise branché sur dix mille neurones moteurs. Grâce à ces microélectrodes et à sa puce neurale, Crabtree pouvait déjà activer des machines par la seule force de son esprit. Avec l’entraînement approprié, il serait bientôt capable de contrôler un robot à distance avec une fluidité de mouvement inégalée jusqu’alors par les téléopérateurs, le robot faisant désormais partie intégrante de son image corporelle.
Il ne fallait pas s’étonner que tant de gens aient peur de lui, se dit Bella.
— Qu’est-ce que Saul vous a dit pour justifier l’interruption de l’intégration ?
— Qu’il y avait des problèmes. Des menaces.
— Vous voulez mon avis ? S’il n’y avait pas Janus…
— Qu’est-ce que Janus vient faire ici ?
— Notre situation sort de l’ordinaire, reconnaissez-le. Et après ces deux accidents… l’équipage subit une énorme pression. En temps normal, je n’hésiterais pas à passer outre l’opinion de mes hommes et à vous attribuer un rôle vraiment utile, mais…
— Mais en ce moment vous devez rassurer le reste de l’équipage, c’est ça ?
— Oui, lâcha Bella sans conviction.
— Ce n’est pas grave. Je comprends. Il est naturel que ma présence leur déplaise.
— Oui mais ce n’est pas juste.
Soudain, il trouva enfin la force de soutenir son regard. Les yeux de Crabtree étaient durs et froids comme l’acier et elle sentit la température de son corps chuter d’un degré.
— Si, c’est normal. Je suis le futur. Ils ont toutes les raisons de me craindre.
Le flexi de Bella carillonna, et elle leva la main.
— Une seconde, Thom.
En constatant que c’était un appel de Svetlana, elle prit la communication :
— Salut, Svieta. Je peux te rappeler dans quelques minutes ?
— Non, je veux te voir tout de suite, répondit son amie en se penchant vers l’objectif, ce qui déforma ses traits. Ça ne peut pas attendre, Bella. Pas ça. Pas cette fois-ci.
Bella dut s’excuser auprès de Thom Crabtree. Il était venu se plaindre pour de bonnes raisons et elle n’avait pas vraiment réussi à apaiser ses inquiétudes. En le regardant s’en aller, elle ressentit le picotement familier de la culpabilité. Elle avait esquivé un problème au lieu de le résoudre. Et quelle idée elle avait eue de choisir ce slogan, aujourd’hui ! Un slogan qui disait, étalé sur son tee-shirt :
Je ne peux aider qu’une personne par jour
Aujourd’hui ce n’est pas le tien
Et demain non plus, je crois
J’espère qu’il ne s’est pas senti visé, se dit-elle. Puis elle rangea Thom Crabtree dans un coin de son esprit, se réchauffa du café et appuya sur une petite bosse dans l’ourlet du tee-shirt pour afficher un slogan différent :
Je n’ai plus qu’un seul nerf, et vous lui tapez dessus
Ce n’est pas mieux, se dit-elle en survolant les options. Au moment précis où elle tombait enfin sur la formule passe-partout qu’elle aurait dû choisir dès le départ, Svetlana arriva, suivie de Parry Boyce, qui surgit sur le seuil comme un garde du corps. Bella cilla en apercevant cet invité surprise, mais lui fit signe d’entrer lui aussi. Tous deux étaient en maillot de corps et sentaient la sueur.
Bella lança un coup d’œil à Parry. Que venait-il faire là-dedans ?
— Vous voulez du café ?
— Non merci, pas moi, répondit Svetlana. Je ne suis pas vraiment d’humeur à manger ou à boire, pour l’instant.
Bella leur désigna des chaises pliantes et ils s’installèrent en face d’elle, de l’autre côté du bureau.
— C’est grave à ce point-là ? leur lança-t-elle.
— C’est encore pire que tout ce que tu pourrais imaginer.
Svetlana lui tendit son flexi. Bella reconnut immédiatement les fameuses courbes de pression et ne put leur cacher son exaspération :
— Ah non, encore cette histoire ? ! Je croyais que c’était réglé !
Svetlana lui raconta ce qu’elle avait découvert pendant que Bella chargeait les données sur son propre flexi. Parry compléta ses propos, confirmant sa présence au côté de sa compagne quand elle avait mis la main sur ces preuves.
Bella se versa du café et en but une demi-tasse en contemplant ses tétras aux reflets électriques qui reniflaient la vitre de l’aquarium avec curiosité.
— C’est insensé, finit-elle par lâcher.
— Entièrement d’accord avec toi. Et pourtant, c’est la vérité.
Bella posa un doigt sur l’arête de son nez, et son ongle s’enfonça sous la peau.
— Mais le rapport sur le pic de pression…
— Ils trafiquent les données depuis qu’ils nous ont demandé de rejoindre Janus. Après l’accident de la catapulte, nous avons éteint le moteur, et ils ont dû entrer dans notre système une nouvelle série de chiffres falsifiés prenant en compte cet arrêt du moteur. Malheureusement pour eux, ils ont oublié d’y inclure la hausse de pression causée par l’impact.
— Mais toi, tu y as pensé…
— C’est mon job de tenir compte des petits détails, dit Svetlana en jetant un coup d’œil à Parry. La mort de Mike me désole, mais si la catapulte n’avait pas rompu ses amarres, nous ne nous serions jamais rendu compte qu’il y avait quelque chose qui clochait dans les données. La catapulte nous a sauvés.
— Elle nous a sauvés de quoi ? Je ne suis pas vraiment sûre de te suivre… remarqua prudemment Bella.
Parry prit enfin la parole :
— Nous devons faire demi-tour, Bella. Nous avons encore assez de carburant pour retourner sur Terre, mais plus les heures passent, plus nous nous éloignons de chez nous et plus la situation risque de devenir critique.
— Comment ça, faire demi-tour ?
Svetlana reprit son flexi et le lâcha. Il tomba sur le bureau avec un bruit sourd.
— Ils se foutent de nous, Bella ! La DeepShaft nous ment ! Ils veulent nous faire croire que nous avons une chance de nous en sortir !
— Allons, évitons les conclusions mélodramatiques. Il doit y avoir un million d’explications possibles. Et comment peux-tu en être aussi sûre, d’abord ?
— Les courbes ne correspondent pas, bon sang ! Or, l’une d’elles est authentique et l’autre est falsifiée !
Grâce au café, Bella avait l’impression fallacieuse d’y voir aussi clair qu’à travers une mince couche de glace.
— Dis-moi, comment as-tu mis la main sur les données authentiques ?
— J’en ai trouvé une copie. En temps normal, j’aurais pu la dénicher sur ShipNet, mais à cause des dégâts causés à l’armature centrale, j’ai dû aller la chercher dans la salle de contrôle et la charger en me servant d’une connexion locale.
— Si je n’avais pas vu ces chiffres de mes propres yeux, j’aurais du mal à la croire, moi aussi, intervint Parry.
— Parce que maintenant, tu la crois ? Toi aussi, tu penses que nous sommes victimes d’une conspiration ?
— Je crois que quelqu’un a trafiqué ces chiffres. L’explication de Svieta tient debout.
— Tu penses vraiment qu’ils oseraient nous faire un coup pareil ? insista Bella.
— C’est Janus qui les intéresse, pas nous.
Bella prit un stylo et se mit à tapoter son bureau. Elle voulait leur faire croire qu’elle leur parlait en toute bonne foi, pour faire avancer le débat.
— Et en admettant que nous soyons victimes d’une conspiration, pendant combien de temps peuvent-ils garder le secret, à votre avis ? Si vraiment nous sommes en passe de manquer de carburant, qu’arrivera-t-il quand le monde apprendra que nous ne pouvons pas rentrer ?
— Rien, probablement. Le QG prétendra que nous avons été victimes d’une erreur involontaire.
— Mais la vérité finit toujours par se savoir…
— Oui… mais longtemps après. Elle se saura quand les gens n’en auront plus rien à faire de ce qui s’est passé tant d’années auparavant. Et si quelques têtes finissent par tomber, ce ne seront pas forcément les bonnes.
— C’est dur à avaler, tout ça, soupira Bella.
— Mes preuves sont irréfutables. Sans elles, je ne serais pas venue te voir.
— Ces chiffres, tu veux dire ?
— Oui. Ils sont accablants. Il faut réagir, Bella.
— Tu veux que je demande des éclaircissements au QG, c’est ça ?
— Non ! s’écria Svetlana, soudain véhémente. Nous n’avons pas le temps d’attendre leur prochain paquet de mensonges ! Nous devons arrêter tout de suite ! Nous devons faire demi-tour et rentrer !
— Et laisser tomber Janus ?
— Si je te disais que le vaisseau est menacé de destruction, tu annulerais la mission aussitôt, n’est-ce pas ?
— Tu connais déjà la réponse.
— Alors accepte-les, ces chiffres ! Ils sont accablants ! C’est un aller simple pour Janus qui nous attend !
— Tu as vérifié que nous n’aurions pas assez de carburant pour rentrer ?
— Non, reconnut Svetlana en perdant un peu de son assurance, mais je sais que nous en avons moins que prévu. Je n’ai pas eu le temps de lancer une simulation qui nous indiquerait l’étendue du désastre, mais comme la quantité de carburant était déjà limite au départ…
— Écoute, Svieta, dit Bella du ton le plus conciliant possible, je comprends ton inquiétude, mais il y a forcément une explication.
Svetlana se leva, furieuse.
— Mais qu’est-ce que tu veux de plus, bordel ?
Parry se leva lui aussi, posa une main sur son épaule et lui chuchota de se calmer.
— Je ne peux pas lancer d’accusation pour si peu, continua Bella. Tu me vois faire brutalement demi-tour et accuser la compagnie de préméditation de meurtre au motif de quelques écarts entre deux fichiers de données ?
— Il ne s’agit pas seulement de ces quelques écarts, répliqua Svetlana, sur la défensive.
— Écoute-moi jusqu’au bout, s’il te plaît, insista Bella, qui mourait d’envie de hausser le ton pour faire taire son amie. Quelque chose de bizarre se passe sur ce vaisseau, je le reconnais. Là, tu m’as convaincue. Mais je dois en savoir plus avant d’annuler la mission.
— Ah bon ? Ça ne te suffit pas ?
— Pas de mon point de vue, non. Je veux une évaluation approfondie de nos conditions de vol actuelles, en tenant compte du poids que nous avons perdu quand les catapultes se sont détachées. Je veux voir des relevés de télémesure qui confirment ton histoire.
— Je ne peux pas t’offrir ce qui n’existe pas.
— Il suffit de mesurer le poids de notre carburant, puis d’appliquer la première loi de Newton en te servant de l’accélération. Tu peux le faire, non ?
— Oui, sauf que tu ne me croirais pas. Je viens de te fournir des preuves irréfutables…
— Je refuse de croire qu’ils nous feraient une chose pareille.
— On ferait peut-être bien de s’habituer à l’idée, soupira Parry.
Cela faisait des années que Bella vivait sur ce vaisseau, et la seule pièce où elle n’avait jamais eu l’occasion de se rendre, c’était celle-ci. Elle s’y trouvait avec Ryan Axford, tous deux s’étant installés sur des sièges rabattables. Elle portait une veste molletonnée pour se protéger du froid, mais le bout de ses doigts s’engourdissait déjà.
— Je n’arrête pas de me demander : pourquoi quatre ? Pourquoi pas deux, ou six ?
— Je pense exactement la même chose, dit Axford, apparemment insensible au froid.
Il inhala une bouffée de la cigarette que Bella lui avait offerte. Il disait qu’il fumait parce qu’il avait vu trop de médecins non fumeurs sombrer dans d’autres sortes d’addiction, certaines encore plus dommageables. De plus, d’après lui, les risques sanitaires liés à la cigarette restaient acceptables : l’existence d’un fumeur ne se trouvait raccourcie que de quelques mois, en général.
— J’imagine qu’un analyste financier quelconque a estimé que le rapport coût-bénéfice serait optimal en prévoyant quatre chariots, étant donné le profil de nos missions et le délai moyen s’écoulant entre chaque visite de navette. On s’en sort bien, tu ne trouves pas ?
— Un chariot occupé, trois disponibles… Effectivement, reconnut Bella.
Les extrémités des quatre chariots mortuaires à glissière saillaient de l’une des parois de cette étroite pièce gris acier. Pourvus de supports en métal, trois d’entre eux étaient vides, mais dans le quatrième Axford venait de glisser une fiche médicale rédigée de son écriture soignée.
La plupart des gens sur le vaisseau n’écrivaient que quand ils y étaient obligés, laborieusement, avec une écriture enfantine. Par contraste, Axford avait une écriture d’une élégance et d’une lisibilité extrêmes, comme Bella n’en avait jamais rencontré chez un homme. C’était presque de la calligraphie.
D’après la fiche en question, le chariot contenait le corps congelé de Mike Takahashi, décédé au cours d’une EVA. Il y était fait allusion à la procédure de cryoconservation et aux substances chimiques utilisées, mais sans plus de détails. Axford n’avait pas estimé nécessaire de préciser qu’il avait congelé un homme pour lui permettre de ressusciter plus tard. Quand le Rockhopper rentrerait, les experts concernés apprendraient ce qui s’était passé. En parler sur cette fiche, c’était prendre ses désirs pour la réalité, et Axford s’y refusait.
— Tu n’es sûrement pas descendue ici pour tenir compagnie à l’Ange de Glace, dit-il gentiment à Bella. Quelque chose te tracasse, c’est évident.
Bella n’avait jamais eu aucun mal à parler de tout avec Ryan Axford ; elle le considérait comme une sorte de commandant en second honoraire, autrement dit comme le suppléant officieux de Chisholm, surtout depuis que la santé de ce dernier s’était détériorée. Les chirurgiens ont toujours joui de ce privilège tacite à bord des vaisseaux, se dit-elle.
— Quelque chose se prépare, lui annonça-t-elle.
— Les Chinois ?
— Non… bon, j’ai déjà la migraine rien que d’y penser, mais là, ça nous concerne directement, ça concerne le vaisseau.
Elle attendit la réaction de son interlocuteur, mais Axford se contenta de la regarder, cigarette au bec. Ce type sait écouter, se dit-elle.
— C’est à propos de Svetlana Barseghian. Tu la connais très bien, non ?
— Elle a fait de fréquentes incursions à l’infirmerie ce dernier mois. D’abord, il y a deux, trois semaines, elle s’est froissé un muscle sur son vélo d’appartement. Ensuite, je l’ai soignée et gardée en observation après l’incident des catapultes.
— Et tu l’as trouvée comment ?
— Secret médical, capitaine Lind.
— Désolée.
Axford lui sourit avec indulgence.
— Elle m’a semblé comme d’habitude : en bonne santé mentale et physique, et concentrée sur le boulot. Pas comme tous ces cas à problèmes, tu vois de qui je parle ? Tu peux remplir les blancs, j’en suis sûr. Svieta ne me donne jamais la migraine, comme tu dis. Tout le monde l’aime bien, je l’aime bien, elle est séduisante, brillante, et c’est une bonne équipière.
— Tu la trouves séduisante, Ryan ? Je suis surprise.
— Parce que je suis gay ? répliqua-t-il en lui jetant un regard sévère. Franchement, ça m’étonne de toi.
— Je suis désolée ! C’est impardonnable.
— Je te pardonne si tu m’offres une autre cigarette. Mais comme c’est la dernière que je m’autorise aujourd’hui, tu n’as plus intérêt à gaffer.
Elle le laissa prendre une autre cigarette, qu’il lâcha dans la poche de sa chemise, pour plus tard.
— Alors, qu’est-ce qui se passe avec Svieta ? Pourquoi tu me demandes mon sentiment sur elle ?
— Elle est venue me voir avec un truc, un détail technique qui pourrait avoir une influence sur nos chances d’accomplir la mission. À première vue, c’est drôlement troublant.
— Elle est compétente, à ton avis ?
— Oui, absolument, reconnut Bella d’un ton ferme. Elle n’a jamais fait un seul faux pas.
— Alors, où est le problème ? Si elle a levé un lièvre, tu devrais peut-être l’écouter…
— C’est un peu plus compliqué que cela. En fait, elle me demande d’interrompre la mission. De faire demi-tour et d’oublier Janus.
— Eh ben… souffla Axford.
— En temps normal, je n’aurais pas hésité une seconde à la suivre. Mais la situation n’est pas normale, justement ! Il y a une petite voix dans ma tête qui me hurle de l’écouter, j’ai confiance dans son jugement, c’est ma meilleure amie et je n’ai aucune raison de penser qu’elle pourrait vouloir exagérer les dangers qui nous menacent pour des raisons personnelles. Mais il y a une autre voix dans ma tête – celle de la salope au cœur de pierre – qui me dit : « Ne l’écoute pas ! »
— Que s’est-il passé ?
— Au départ, Svetlana a soulevé une simple question technique… Quelque chose lui déplaisait dans les relevés de pression. En fait, je me suis dit qu’elle avait mis le doigt sur un problème et j’ai contacté le QG pour leur demander d’examiner la question. Ils m’ont fourni une explication technique qui aurait dû la rassurer…
— Sauf que ses inquiétudes n’ont pas disparu…
— Svetlana a commencé à se dire qu’on lui cachait quelque chose et elle s’est mise à creuser pour dégoter une preuve. Elle est revenue me voir avec des éléments encore plus convaincants.
— Du coup, tu te retrouves dans une situation extrêmement embarrassante… Je comprends mieux, maintenant.
Axford passa la main dans ses cheveux poivre et sel coiffés en brosse.
— Tu en as touché un mot à Craig Schrope ?
— Oui, bien sûr. La première fois que Svieta m’a fait part de ses inquiétudes, je suis allée en parler à Schrope.
— Et quel est son point de vue ?
— Comme moi, il a estimé qu’elle avait mis le doigt sur quelque chose, puis, toujours comme moi, il s’est dit que la DeepShaft nous avait fourni toutes les explications nécessaires.
— Et en ce qui concerne le deuxième point, cette preuve qu’elle aurait découverte ?
— Il n’est pas au courant.
— Je vois.
— Tu sais maintenant de quoi je voulais parler avec toi. La situation devient délicate. Svetlana est peut-être en train de scier la branche sur laquelle elle est assise. Si elle a raison, nous avons un problème, mais si elle se trompe, ce sera la fin de sa carrière. Ils la massacreront vivante. C’est mon amie, je ne veux pas que ça lui arrive.
— Je saisis mieux pourquoi tu n’as pas raconté la suite à Craig…
— Tu sais comment il a retourné la situation à Shalbatana, non ? Cet homme se fiche pas mal de se faire des ennemis ! C’est ce qui lui permet de tenir, d’ailleurs.
— Qu’est-ce que tu penses de lui ?
— Les membres de l’équipage ne l’aiment pas, mais on ne les paie pas pour ça. Il est l’homme qu’il fallait à ce poste.
— Il fait bien son travail, c’est vrai, reconnut Axford. Et tout le monde n’est pas Jim Chisholm, aimé et respecté de tous…
— Justement, je voulais aussi te voir à propos de Jim. Toute cette affaire…
— Tu voudrais connaître son opinion, c’est ça ?
— Je sais qu’il est malade, mais j’ai vraiment besoin de lui parler.
— N’y compte pas, lui dit Axford en secouant lentement la tête. Je suis désolé. Il subit déjà une grande pression émotionnelle et je ne veux pas en rajouter. Tu as tes raisons, je sais – et je compatis –, mais le traîner à nouveau dans la fange des décisions politiques et du commandement serait la dernière chose à faire.
— Je comprends.
Bella s’attendait à cette réaction. Axford était très protecteur envers ses patients, elle ne l’ignorait pas, et elle aurait éprouvé moins de respect pour lui s’il avait cédé à ses requêtes, même celle-ci.
— Mais je ne t’en veux pas de m’avoir posé la question, reprit-il. Je comprends tout à fait le stress que tu dois éprouver, mais je ne crois pas un instant que Jim t’aurait apporté quoi que ce soit de nouveau par rapport à ce que tu sais déjà.
— À savoir ?
Axford prit la seconde cigarette et l’alluma.
— À savoir qu’être capitaine, c’est la merde. Mais ça, tu l’avais déjà deviné.